Les dérives de la notation : jusqu’où allons-nous aller ?

Dérives notation

Il est 18h02, coincée dans les bouchons, je trépigne dans ma voiture. J’avais rendez-vous à 18h pour prendre mes covoitureurs, j’accélère sur la route de peur d’avoir une mauvaise note sur cette fameuse plateforme de covoiturage.

Nous nous sommes tous retrouvés, un jour, confrontés à la notation avec la peur d’être mal noté. Depuis tout petit déjà, à l’école, et désormais sur l’ensemble des plateformes qui incitent à, sans cesse, donner votre avis sur des lieux, des services, des professionnels, votre rendez-vous amoureux ou encore des personnes comme vous et moi. Y a-t-il une limite à cette notation ? Allons-nous trop loin ?

D’où cela vient-il ?

Un dîner presque parfait, Les reines du shopping, 4 mariages pour une lune de miel, Bienvenue chez nous, Bienvenue à l’hôtel ou au camping, nombreuses sont les émissions télévisuelles basées sur le jugement et la notation entre candidats. Ce concept ne cesse de se développer sous de nouveaux formats, le dernier en date « Les plus belles vacances » diffusé cet été sur TF1. Et chacun y va de sa remarque piquante afin de remporter la compétition. L’ensemble de ses émissions, qui font partie intégrante de notre quotidien, nous formatent à noter tout sur tout, nous laissant ainsi penser que nous sommes maintenant des « experts » dans le domaine. Après avoir regardé un épisode de Bienvenue à l’hôtel, vous avez surement inconsciemment noté votre séjour dans un hôtel. Vous êtes-vous surpris à regarder la moindre chose qui faisait défaut dans votre chambre ? La poussière au-dessus du tableau ou sous le lit, les toiles d’araignées derrière le placard ou pire encore les cheveux sous le matelas après avoir soigneusement défait les draps ?

Ces émissions bouleversent complètement le comportement de la clientèle hôtelière. Nous le remarquons notamment à travers les commentaires laissés sur les plateformes d’avis en ligne. Certains clients se prennent parfois pour de réels commissaires d’Atout France et remettent totalement en cause la classification de l’établissement alors qu’ils n’en connaissent pas le moindre critère ! L’équipe de My Hotel Reputation se trouve régulièrement confrontée à des avis qui énumèrent un à un les points négatifs comme positifs de l’établissement, de véritables comptes-rendus qui peuvent parfois tourner au ridicule. Des plateformes telles que Booking.com incite d’ailleurs à ce genre de comportement avec une partie plus et une partie moins. L’hôte ne partage plus le témoignage de son expérience, mais un rapport militaire de l’établissement où il a séjourné.

La sollicitation des plateformes et entreprises est grandissante. À chaque service consommé, une notification ou un mail vous est envoyé afin que vous partagiez votre avis. À peine un pied en dehors de votre voiture UBER une notification apparait sur votre téléphone afin de donner des étoiles à votre chauffeur. Et si vous ne répondez pas, on vous relance. Adeline de l’équipe Artiref a fait le test Airbnb pour nous. Après un séjour bien reposant en Normandie, elle reçoit le jour de son départ une première sollicitation par mail de la plateforme pour déposer un avis, 48h après on la relance afin de partager son expérience Airbnb, puis enfin sept jours après une nouvelle sollicitation. À chaque groupe hôtelier son récolteur d’avis, AccorHotels utilise TrustYou et BestWestern quant à lui a recours à Medallia. Lisez donc l’article de Artiref à propos de la sur-sollicitation.

La notation est devenue primordiale pour augmenter son chiffre d’affaires. Certaines entreprises l’ont bien compris ! Elle permet d’augmenter sa visibilité, mais surtout son volume de client avec une excellente note. Le Géant Amazon en est un parfait exemple, comme spécifié sur un article Artiref, ses vendeurs ont l’obligation de respecter un taux de satisfaction de 95% pour rester dans la course et continuer de se vendre sur le site. Plus inquiétant encore, certaines entreprises se tournent désormais vers un système de notation de leurs salariés. Nous ne notons plus uniquement les services, mais les personnes. D’après un article paru dans Libération fin mars, les grands noms du télécom ont recours à ce genre de pratiques afin de « rebooster » leurs équipes, les motiver à être toujours plus orientées service-client. Le classement des notes des employés trône d’ailleurs au sein des bureaux de ces entreprises, installant ainsi une réelle compétition entre chacun, voire une humiliation pour certains.

Nous sommes désormais entrés dans l’ère de la notation sociale.

C’est lors de mes investigations sur les systèmes de notations que je me suis rendue compte qu’une large palette d’applications insoupçonnées existait déjà. Aujourd’hui, nous avons la possibilité de noter tout sur tout, et cela très facilement sur nos smartphones. Les élèves prennent le pouvoir avec note2be en notant leurs professeurs. En mauvais termes avec votre ex-conjoint ? Déposez une note médiocre sur lui avec l’application Lulu. Votre rendez-vous amoureux vous a offert le restaurant ? N’hésitez pas à lui déposer un bon retour sur Once. Votre employeur a refusé de vous augmenter ? Vous pouvez vous venger sur Glassdor. Vous pouvez également noter des professionnels que vous côtoyer depuis des années avec Doyouno : votre plombier, coiffeuse ou le boulanger du village. Des professionnels tels que les spécialistes médicaux, jusque l’a jamais remis en cause, le sont désormais avec ce système, les mœurs sont bouleversées…

La célèbre série britannique Black Mirror a d’ailleurs dédié un de ces épisodes à la notation de la société. Chaque citoyen note amis, famille, travail et inconnus en leur attribuant un nombre d’étoiles. La note est au cœur de la société et l’arbitre, la vie de chacun dépend de son compteur d’étoiles.

Inspiré de cet épisode certaines applications orientées vers la notation de la personne ont vu le jour. En octobre 2015, Peeple fait polémique en proposant un concept similaire où tout le monde a la possibilité de noter tout le monde. Or le résultat fut le total inverse de l’effet escompté. L’application était devenue un lieu de défouloir pour les personnes souhaitant se venger. Vivement critiqué par les internautes elle a fini par disparaitre des plateformes de téléchargement. Preuve que la société réagit tout de même, et prend conscience du vice de la notation. L’application a été repensée sous forme de recommandation et rendue de nouveau public deux ans après. D’autres applications de ce genre existent, Credo360 note la fiabilité des personnes en fonctions de leur comportement sur les réseaux sociaux.

En Chine la réalité a dépassé la fiction avec l’attribution d’une note sociale à tous les citoyens chinois. Plusieurs villes sont actuellement à l’essai, mais le phénomène va s’étendre à l’ensemble du pays en 2020.  Ce « crédit social » déterminera les services auxquels aura accès chaque citoyen avec un système de pénalités ou de privilèges en fonction de la note obtenue. En cas de mauvais comportements, comme fumer dans le train, griller un feu rouge ou faire des recherches suspectes sur le net, le citoyen chinois se verra refuser l’achat de billet de train et d’avion. En revanche, l’assiduité au travail, le don de sang, l’achat de produit chinois, et le bénévolat lui facilitera l’accès aux crédits, aux meilleurs appartements et aux sites de rencontres. L’objectif est de contrôler tous les faits et gestes des citoyens et obtenir une société harmonieuse. Effrayant non ?

Avons-nous dépassé la limite ? Selon moi, oui !

La notation fait déjà l’objet de plusieurs débats dans le domaine scolaire. Accentuation du stress, dévalorisation de l’élève en difficulté voire décrochage scolaire la note installe une réelle concurrence au sein des écoles et peut entraîner des dégâts psychologiques chez l’enfant. Elle tend à être remplacée par un système d’évaluation des compétences afin de préserver notre enfant.

Quel est donc l’intérêt de surprotéger l’enfant des notes alors qu’il va y être brutalement confronté à l’âge adulte ? Dans le milieu professionnel, la compétition est ardue, si l’employé n’est pas suffisamment compétitif le système de notation peut impacter son moral et dégrader son estime personnelle.

Juste une question : Aimeriez-vous être sans cesse noté dans votre travail ? Avoir cette sensation qu’à la moindre faute votre note va chuter, votre moral aussi et votre salaire en conséquence ? Cette pression, c’est ce que subissent les chauffeurs UBER au quotidien. La plateforme supprime temporairement le profil du chauffeur lorsque sa note est inférieure à 4,5/5. Ce système de notation met en péril la situation financière et psychique de certains employés dont l’avenir ne dépend que de l’avis client.

Cette chasse à la bonne note dans l’entreprise peut avoir des conséquences irréversibles. Selon le témoignage d’un employé Orange sur France Inter, la pression de la note était telle qu’il s’attribuait lui-même d’excellentes notes afin d’être en tête du classement et ne pas avoir à subir les remarques désobligeantes de son patron. Son stratagème démasqué il fut tout bonnement licencié. Cliquez ici pour écouter le podcast de l’émission : )

Le système de notation de l’humain en Chine est juste aberrant, c’est une réelle atteinte à la vie privée. Véritablement traqués sur les réseaux sociaux et filmés en continu dans la rue par des caméras à reconnaissance faciale, les Chinois réussiront-ils à conserver une part d’intimité avec ce système ?

Conclusion

Cette situation peut paraitre certes inquiétante et la description fait froid dans le dos. Tout le monde parle de Black Mirror, personne ne souhaite vivre dans ce monde.

Force est de constater que depuis l’arrivée de la notation dans le secteur touristique, celui-ci a évolué plutôt positivement. Je n’ai plus jamais dormi dans un hôtel pourri depuis l’arrivée d’internet et des plateformes d’avis. Alors oui, c’est à marche forcée, mais cela améliore la qualité des prestations. C’est probablement pour cela que les voyageurs adorent …. on ne pourrait plus faire marche arrière, la notation, du moins dans le secteur touristique, est indispensable aux yeux du voyageur.

Dans le cas du tourisme, la notation est un formidable outil marketing pour acquérir de nouveaux clients, c’est d’une efficacité redoutable, mais là encore il ne s’agit que de notre secteur et noter à tout bout de champs peut limiter son utilité.

La confiance est la pierre angulaire des relations et du commerce. Si vous réservez tel ou tel hôtel, c’est parce que vous lui faites confiance. La confiance se gagne et peut être longue à venir. Passer par un intermédiaire (Booking) est aussi une manière pour le voyageur d’acheter de la confiance pas chère (le pauvre s’il savait). Notre société est pleine de tiers de confiance, les banques, les notaires, les assurances, les tour-opérateur, etc…. la révolution numérique apporte la promesse de se passer des tiers de confiance et c’est tant mieux. Les banques, notaires et autres intermédiaires vont disparaitre, car la confiance va être assurée par d’autres leviers….. dont la notation…. c’est en tout cas la promesse de la Blockchain, dont l’utilisation va authentifier, horodater les avis pour les légitimer.

On est qu’au début de la notation, permanente, immédiate, publique, il va falloir s’y faire, c’est fondamentalement une manière de sécuriser nos relations et la confiance.

Article rédigé par Noëlie

Sources :

Article paru dans Libération

Article paru dans Le Figaro

Reportage tout compte fait